Les studios n’hésitent pas à faire appel à des spécialistes des relations presse pour placer leur film dans la course à la prestigieuse statuette. Si ce processus est encadré par des règles définies par l’American Film Academy, des soupçons de dérive existent.
“Je veux remercier Dieu, Harvey Weinstein.” Comme Meryl Streep, de nombreuses stars ont prononcé ce nom lors de la réception de leur Oscar. Car avant d’être condamné près de 40 ans de prison pour viol et agression sexuelle à New York en 2020, puis à Los Angeles en 2022, le célèbre producteur a régné sur Hollywood. Son nom au générique d’un film était même une quasi-garantie de figurer parmi les nominés. Le secret d’Harvey Weinstein ? Des campagnes promotionnelles orchestrées à coups de millions de dollars.
Mais à quelques jours de la 95e édition des Oscars, qui se déroule dans la nuit du dimanche 12 mars au lundi 13 mars à Los Angeles, cette pratique a suscité la polémique, en raison de la nomination surprise d’Andrea Riseborough dans la catégorie meilleure actrice, pour sa prestation dans A Leslie. Avec le rôle principal de ce film passé sous les radars – seulement 31 000 dollars au box-office – l’actrice britannique, vue dans oubli (avec Tom Cruise) ou homme-oiseau (aux côtés de Michael Keaton), s’est glissé parmi les prétendants à la célèbre statuette, aux côtés de Michelle Williams (Les Fabelman), Cate Blanchet (Le goudron), Ana de Armas (Cheveux blond) et Michelle Yeoh (Tout partout tout à la fois).
Une présence qui a étonné et contraint l’American Academy of Motion Picture Arts and Sciences (Ampas), qui décerne les Oscars, a conduit “un examen des procédures de campagne”. Après enquête, elle n’a pas annulé le rendez-vous et a conclu que “l’activité en question n’a pas atteint un niveau nécessitant l’annulation de la nomination du film”. Mais cette polémique a mis en lumière une pratique courante, adoptée par les grands studios, et qui a souvent porté ses fruits.
Une pratique aussi vieille que les Oscars
A Hollywood, mettre toutes les chances de son côté pour remporter l’Oscar fait partie du jeu. “Mais, dans le cas d’Andrea Riseborough, cC’est la première fois que la campagne a lieu sur les réseaux sociaux, avec une visibilité publique, là où elle se déroule généralement dans les coulisses.”analyse Alex Masson, porte-parole pour Cinémateaser. L’acteur Edward Norton a promu l’actrice sur Twitter tandis que l’actrice Frances Fisher a poussé, sur Instagram*, pour sa nomination au détriment de celle de sa collègue Viola Davis.
Michelle Yeoh a également défendu ses chances sur Instagram, notamment face à Cate Blanchett, déjà titulaire de deux Oscars. “Un troisième confirmerait peut-être son statut de titan de l’industrie, mais compte tenu de son œuvre vaste et sans précédent, a-t-on encore besoin d’une confirmation supplémentaire ? En attendant, pour Yeoh, un Oscar allait changer sa vie : son nom serait à jamais précédé par les mots ‘Academy Award Winner'”elle a écrit dans un post, depuis supprimé.
L’émergence de nouveaux canaux de communication a contraint l’Académie à réagir en veillant à ce que ces “les tactiques de campagne sur les réseaux sociaux … ont suscité des inquiétudes. Ces tactiques sont discutées directement avec les parties responsables.”.
Mais Hollywood Studios n’a pas attendu un oiseau bleu ou un geek de Harvard faire campagne. “On sait depuis des années qu’il y a des agents, des chargés de relations presse embauchés par les studios pour faire campagne pour que les films soient nominés”se souvient Alex Masson. La première publicité du genre fut ainsi placée en… 1935 par la MGM, pour le film Ah, désert !signalé en 1999 la New YorkMagazine*.
Publicités, projections, soirées…
Près d’un siècle plus tard, cette première tentative est désormais monnaie courante à l’approche de la saison des Oscars. Campagnes publicitaires dans les magazines, mails aux quelque 10 000 électeurs, projections organisées à Los Angeles ou New York, soirées de promotion des films nominés… Les studios ne manquent pas d’options ni d’idées pour convaincre.
Vainqueur de l’Oscar du meilleur film en langue étrangère pour Indochine en 1993, Régis Wargnier se souvient d’avoir “Fait le travail” en amont, avec Catherine Deneuve, nominée dans la catégorie meilleure actrice, enchaînant les iinterviews dans les principaux journaux et magazines américains (variété, Temps de Los Angeles, Le journaliste hollywoodien).
Sony Pictures Classics, qui distribuait “Indochine” aux Etats-Unis, avait joué notre carte et organisé un gros lobbying, avec notamment une projection spéciale à l’American Film Institute, suivie d’un cocktail au consulat de France.
Le réalisateur Régis Wargnier, lauréat de l’Oscar du meilleur film étranger en 1993chez franceinfo
Le cinéaste a eu une seconde chance sept ans plus tard avec Est-Ouesttoujours distribué par les mêmes producteurs, qui avaient un deuxième long métrage en lice, tout sur ma mèrede Pedro Almodóvar. “Il n’y avait pas de concurrence malsaine entre nous, mais, même si on ne me l’a pas dit officiellement, j’ai senti que Sony avait plutôt misé sur son film”, assure le réalisateur français. Et le cinéaste espagnol a finalement obtenu l’Oscar.
Harvey Weinstein “a renforcé ce système”
A cette époque, Harvey Weinstein, à la tête de Miramax, s’était fait une réputation d’oscarisé. Les couronnements de patiente anglaise (1997), Chicago (2003), Il n’y a pas de pays pour les vieillards (2008) ou encore L’artiste (2012) porte sa marque. Avant d’être expulsé de l’Académie, le producteur avait glané pas moins de 81 Oscars, pour plus de 300 nominations.
“Quand on voit ce qu’il a réussi à obtenir pour des films comme Shakespeare amoureux Ou Le discours d’un roi… Harvey Weinstein n’a rien inventé, mais il a intensifié ce système et a réussi à décrocher des récompenses pour des films inattendus”souligne le critique Alex Masson. Oscar de la meilleure photographie en 1993 pour Et au milieu coule une rivièrede Robert Redford, le chef opérateur Philippe Rousselot assure que le producteur “a poussé le bouchon très loin”.
“Harvey Weinstein a même organisé des projections dans des maisons de retraite à Los Angeles, où l’on pouvait trouver des électeurs de l’Académie.”
Philippe Rousselot, directeur de la photographiechez franceinfo
Le média américain Vulture* dresse également une liste des stratagèmes de l’ancien producteur. Le documentaire L’Intouchable, Harvey Weinsteinsorti en 2019, nous rappelait : “La priorité de Harvey était les Oscars. Il avait compris la valeur financière qu’un prix pouvait apporter à un film. Harvey a été la première personne à mobiliser toute une équipe de spécialistes des Oscars.”
“Comme des campagnes politiques”
A commencer par Lisa Taback. Ce nom ne vous dit sûrement rien, mais c’est surtout sur elle que reposait la stratégie de Miramax pour obtenir les précieux trophées. Ce consultant, qui a débuté dans l’entreprise des frères Weinstein dans les relations presse, était “un élément central de notre équipe, (…) un vrai visionnaire”assurait Harvey Weinstein en novembre 2012 aux médias américains L’enveloppe*.
Lisa Taback a a notamment participé à la campagne victorieuse du film muet de Michel Hazanavicius L’artistequi avait notamment obtenu le soutien de deux des petites-filles de Charlie Chaplin. “Le fait que le film ait été tourné à Los Angeles a joué un grand rôle. Les gens ont adoré ça. J’ai juste aidé à faire passer le message. Je cherche toujours l’angle parfait pour promouvoir le film.”expliquait à l’époque le consultant star à The Wrap, confiant qu’elle n’avait paspas de secrets”.
“Il n’y a pas de tour de passe-passe. Toute la gloire revient à la qualité des films. Mais si vous ne vous engagez pas totalement avec zèle et passion dans la défense d’un film, vous n’y parviendrez jamais.”
Lisa Taback, lobbyiste hollywoodienneà l’enveloppe
Lisa Taback, dans le rôle de Cynthia Schwartz, une autre consultante qui a notamment travaillé pour les nominations des films Marvel Black Panther, “sont des personnalités connues à Hollywood pour leur expertise”dit Alex Masson. “Les campagnes aux Oscars sont devenues comme des campagnes politiques, et les studios embauchent des consultants aux Oscars tout comme les campagnes politiques embauchent des consultants politiques”résume le producteur Joe Pichirallo auprès de la chaîne ABC*, diffuseur de la cérémonie.
Lobbying très (très) cher
Dans cette course, “à chaque fois semblent autorisés”témoigne Régis Wargnier. « Sony avait même réussi à faire exclure le film uruguayen Une place dans le monde, car ils avaient découvert que ce long métrage était financé à 80% par l’Argentine. Sa nationalité était déguisée”dit le cinéaste. “Il y a une telle obsession du prix en raison de l’ego et des retombées économiques que les “offres” peuvent être conclues en temps opportunabonde Alex Masson. Cela peut faire partie d’une stratégie peu classe qui se rapproche, somme toute, des « barbouzeries » que l’on peut trouver au niveau politique.
La multiplication des campagnes a contraint l’American Academy of Cinema à adapter ses règles*. Il Par exemple, il est interdit aux électeurs de se moquer publiquement de leurs collègues. Ils ont le droit d’assister aux projections organisées, mais pas aux soirées consacrées aux films nominés. Ces mesures préviennent sans doute certains excès, même si les studios, et désormais les plateformes de VOD, ne reculent pas devant les millions de dollars que nécessitent ces campagnes. LE le journal Wall Street* avait par exemple estimé en 2020 que Netflix avait dépensé 100 millions de dollars pour promouvoir ses films aux Oscars.
Pour les projections, les studios sortent aussi le chéquier pour faire venir les électeurs, prendre en charge le transport, l’hébergement et organiser des soirées en présence de “talents”. “Est-ce que c’est de la corruption ? Difficile à dire, croit Alex Masson. Mais cela n’empêche pas les soupçons. Ce type de séances privées pour les électeurs existe désormais en France ou au Royaume-Uni. En présence dees producteurs, réalisateur ou réalisatrice, membres de la distribution, ils sont souvent organisés dans le cadre de la tournée promotionnelle en Europe.
La fin justifie les moyens
“C’est compliqué de trouver des montants officiels, mais des dizaines de millions de dollars dépensés par un studio pour plusieurs films, ce n’est pas incongru”, reconnaît Alex Masson. La fin justifiant les moyens puisque, pour les plateformes, une présence aux Oscars, dans les grandes cérémonies ou les principaux festivals est un moyen d’obtenir la crédibilité et la reconnaissance tant recherchées auprès de l’industrie cinématographique américaine.
Certaines personnalités hollywoodiennes ont publiquement protesté contre cette dérive financière ces dernières années. Comme l’actrice Susan Sarandon, Oscar de la meilleure actrice en 1996, après quatre nominations infructueuses.
“Pour être nominé ces jours-ci, vous devez avoir tellement de choses pour vous soutenir, tellement d’argent… Vous devez mener une campagne de six mois pour obtenir une seule nomination.”
Actrice Susan Sarandonlors d’une conférence de presse en 2019 pour le film “Blackbird”
Mais face à cette dérive, l’Académie ne peut pas grand-chose, estime Scott Feinberg, spécialiste des Oscars pour le magazine. Le journaliste hollywoodien. “En termes d’achat de publicités et d’organisation d’événements, tant que vous respectez les règles générales, l’Académie reste en dehors de cela. Le bon goût est le principal régulateur”assure-t-il à ABC*. Car pour les talents comme pour les studios, la puissance d’un Oscar reste primordiale. “Quand j’ai gagné l’Oscar, j’étais évidemment heureux. Mais mon agent était encore plus heureux que moi, conclut le chef opérateur Philippe Rousselot. Cela a facilité son travail.”
* Ces liens renvoient à du contenu en anglais